Le Cloud Computing a transformé en profondeur la manière dont nous déployons et gérons nos infrastructures informatiques. Plus flexible, plus scalable et souvent plus sûr que les alternatives on-premise, il présente aujourd'hui un intérêt difficilement contestable. Pourtant, dès qu'on aborde le sujet en Europe, le débat dévie rapidement sur la souveraineté numérique : où sont stockées nos données, qui les contrôle, sous quelle juridiction ?
C'est une question légitime, notamment pour des secteurs critiques comme la santé, la finance ou la défense. Mais soyons honnêtes : parler de "cloud souverain français ou européen" en 2025 relève encore largement du fantasme. L'Europe est à la traîne, et il ne suffit pas d'un label ou d'une infrastructure locale pour compenser des décennies de retard. Voici pourquoi.
Une dépendance massive aux étrangers
L'Europe s'est laissée distancer. Pas de grands fabricants de processeurs, pas d'OS maison, et très peu de logiciels critiques qui ne soient pas développés (ou massivement financés) par les États-Unis ou la Chine.
Dans le domaine des processeurs, un projet tente néanmoins de combler ce retard : l'EPI (European Processor Initiative). Ce programme, lancé en 2018, vise à développer un processeur haute performance souverain pour fournir une alternative aux puces américaines et chinoises. Des entreprises comme SiPearl travaillent déjà sur un premier prototype qui pourrait équiper certains supercalculateurs européens d'ici la fin d’année. Toutefois, malgré ces efforts, le retard reste considérable face aux géants du secteur comme Intel, AMD et ARM.
Le cloud ne fait pas exception : AWS, Azure et Google Cloud représentent près de 75 % du marché européen. Le premier fournisseur européen, OVHcloud, tourne autour de 2 %. Certains prétendent que nous pouvons développer nos propres solutions. Mais soyons réalistes : créer un "AWS européen" demanderait des dizaines de milliards d'euros d'investissements sur plusieurs décennies. Et même en y mettant les moyens, être technologiquement à niveau ne suffirait pas à récupérer les parts de marché déjà acquises par les acteurs étrangers.
Cette dépendance ne se limite pas aux infrastructures cloud. La plupart des logiciels d’entreprise et outils critiques (ERP, CRM, cybersécurité) sont dominés par des éditeurs américains. Une entreprise française qui souhaite être compétitive sur le marché mondial n'a souvent d'autre choix que d'utiliser Microsoft 365, Salesforce, LinkedIn ou Google, que des solutions venus de notre bon vieux oncle Sam.
Des hébergeurs européens à la peine
Nous avons la chance en France et en Europe d’avoir des hébergeurs historiques comme Scaleway, Hetzner ou OVHcloud. Malgré leur présence, ils peinent à percer sur le marché du cloud, ne gagnant que quelques parts de marché de manière marginale. Pourquoi ? Elles souffrent d’un manque cruel de services avancés et performants : il n’y a pas d’équivalent à Lambda ni de base de données aussi robuste que RDS.
De plus, une perte de crédibilité pour garantir la protection de nos données se fait ressentir chez certains, notamment OVHCloud condamné à 2 reprises pour manquements graves dans l’incendie de leur datacenter à Strasbourg, fin 2021. Enfin, les GAFAM bénéficient d’économies d’échelle qui leur permettent de pratiquer des prix bien plus bas que les entreprises européennes, qui doivent assumer des coûts de main-d’œuvre plus élevés.
Le choix fait en 2021 de la SNCF d’héberger la quasi-totalité de ses 7000 serveurs et 250 applications, illustre parfaitement cette impuissance européenne.
“[…] c’est un choix d’ingénierie. Quand nous avons regardé le profil de risque et les garanties de services, en toute sincérité, nous avons été convaincus. Le ratio entre coût et bénéfice était en faveur d’AWS” – Arnaud Monier, directeur technologie chez eVoyageurs SNCF, 2021
Cette combinaison de facteurs empêche ces acteurs de rivaliser sérieusement avec les géants américains et renforce la dépendance des entreprises européennes aux solutions étrangères.
Les initiatives européennes : un compromis bancal
Pourtant l'Europe ne manque pas d'idées pour reprendre le contrôle de son infrastructure numérique, mais les résultats sont loin d’être convaincants. Plusieurs initiatives ont vu le jour, mais elles souffrent de compromis qui limitent leur impact réel.
Annoncé en 2019 comme la réponse européenne aux hyperscalers américains, Gaia-X promettait un cloud interopérable et sécurisé, garantissant la souveraineté des données en Europe. Cependant, le projet a été rapidement critiqué pour avoir intégré des membres comme Microsoft, AWS et Google, rendant son objectif initial flou. Frank Karlitschek, PDG de Nextcloud, impliqué dès le départ, a finalement quitté le projet en dénonçant une dérive et une perte de sens du projet. Scaleway a aussi quitté le navire rapidement.
“Gaia-X est devenue une sorte d’organisation de certification, ce qui n’est pas très utile” - Frank Karlitschek, PDG de Nextcloud
Avec ce premier revers, plutôt que de tenter de construire un cloud souverain de A à Z, la France a misé sur des partenariats hybrides avec des hyperscalers américains, donnant naissance à des initiatives comme :
- Bleu (Microsoft + Orange/Capgemini), qui proposera des services Azure opérés par des acteurs français.
- S3NS (Google + Thales), qui fonctionne sur un modèle similaire avec Google Cloud.
On peut aussi y inclure Numspot (Docaposte, Dassault Systèmes, Bouygues Telecom, Banque des Territoires), qui ambitionne d’offrir une alternative 100 % française, mais avec une offre très limitée (VM, stockage type “S3” et IAM).
Ces projets permettent de localiser des données sensibles en France, sous juridiction française et européenne. Mais ils restent dépendants des technologies américaines, ce qui limite leur véritable indépendance. Par ailleurs, leurs offres sont moins complètes et souvent plus coûteuses que celles des GAFAM, ce qui réduit leur attractivité pour les entreprises. La question se pose : un cloud souverain peut-il exister s’il repose sur des briques technologiques étrangères ?
L'open source, un espoir fragile
Si l’on cherche une alternative réellement indépendante, l’open source semble être une piste crédible. Mais là encore, la souveraineté est loin d’être acquise. Un logiciel open source garantit une transparence totale : n'importe qui peut auditer le code, ce qui permet de vérifier l’absence de fonctionnalités malveillantes ou de portes dérobées. On peut adapter le code aux besoins locaux et corriger des failles de sécurité sans attendre le bon vouloir d’un éditeur étranger.
Mais là encore, il y a un énorme bémol : l’open source ne signifie pas indépendance. Kubernetes est open source, mais ses principaux contributeurs sont Google, Amazon et Microsoft. Autrement dit, même en utilisant des technologies libres, nous restons largement dépendants des GAFAM.
De plus, beaucoup de projets open source européens peinent à trouver un modèle économique viable. En 2024, la Commission européenne a injecté quelques millions dans le logiciel libre. À titre de comparaison, AWS investit des dizaines de milliards chaque année. Le rapport de force est désespérément asymétrique. Même constat à la CNCF (Cloud Native Computing Foundation): à peine un tiers des entreprises membres sont européennes et ce chiffre descend à 7% (3 sur 41) si on prend uniquement les deux premiers tiers (donc les entreprises finançant le plus).
Le rêve du cloud souverain, un pari trop tardif ?
Pour moi, le discours sur la "souveraineté du cloud" arrive trop tard. Il fallait s'en préoccuper il y a 15 ou 20 ans, quand le marché était encore malléable. Aujourd'hui, l'architecture numérique européenne repose déjà massivement sur les solutions étrangères. Les entreprises, elles, ont fait leur choix : elles utilisent AWS, Azure et Google Cloud, parce que ces services sont tout simplement plus performants, plus fiables et plus complets que les alternatives locales.
Alors, faut-il jeter l'éponge ? Pas forcément. Mais il faut être honnête sur notre marge de manœuvre : nous pouvons réguler, créer des niches locales et encourager certaines alternatives européennes. Mais espérer "récupérer" le cloud, c'est une illusion.
Il vaut mieux concentrer nos efforts sur les prochaines batailles technologiques : intelligence artificielle (même si nous préférons pour l’instant réguler que développer), edge computing, informatique quantique. Si on rate ces trains-là, nous ne serons plus qu’un marché captif, dépendant des choix stratégiques de Washington et Pékin.